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Lettres juives

Jean-Baptiste de Boyer, marquis d'Argens, Lettres juives vol. 1-2, Édition établie et présentée par Jacques Marx, Paris, Honoré Champion, 2013


Les Lettres juives, ou Correspondance philosophique, historique et critique, entre un Juif voyageur en différents États de l'Europe, et ses correspondants en divers endroits, est le premier volet du projet conçu entre 1736 et 1740 par Jean-Baptiste de Boyer, marquis d'Argens (1703-1771), qui sera suivi des Lettres cabalistiques, ou correspondance philosophique, historique et critique entre deux cabalistes, divers esprits élémentaires, et le seigneur Astaroth, et de la Correspondance philosophique, historique et critique entre un Chinois voyageur à Paris et ses correspondants à la Chine, en Moscovie, en Perse et au Japon, par l'auteur des Lettres juives et des Lettres cabalistiques (éd. critique J. Marx, Paris, H. Champion, 2009).
Née en Hollande, dans l'atmosphère intellectuelle du Refugé, au confluent de diverses influences philosophiques - scepticisme empiriste, déisme, spinozisme - et fortement inscrite dans l"héritage idéologique de Pierre Bayle et de la tradition française du libertinage érudit, cette vaste entreprise philosophique et littéraire renouvelle la formule traditionnelle de la fiction épistolaire orientale inaugurée par Montesquieu en lui conférant une dimension comparatiste inédite. Monument d'érudition et parcours fictif, mi-plaisant mi-sérieux, dans les divers pays d'Europe et du pourtour méditerranéen, l'échange de lettres auquel se livrent les voyageurs juifs impliqués dans le récit sert admirablement l'objectif de la réflexion distancée voulue par son auteur, qui démasque avec brio les faux-semblants des mœurs et des institutions. La méthode d'exposition adoptée, qui mélange anecdotes et discussions philosophiques, récits d'actualité et portraits de mœurs, explique l'extraordinaire succès de ce texte, qui fut une des grandes réussites éditoriales du XVIIIe siècle, au même titre que les productions de Voltaire, de Marivaux, ou de l'abbé Prévost. Le choix de la forme journalistique n'est sans doute pas étranger non plus à l'engouement suscité auprès d'un public que séduisaient les avantages d'une publication échelonnée: brièveté de la forme, multiplicité des rubriques, commentaires de l'actualité. Plus fondamentalement, les Lettres juives occupent, aux côtés des œuvres des penseurs hétérodoxes du milieu amstelodamois, comme Orobio de Castro (Prevenciones divinas contra las vanas idolatrias de las gentes, 1713) et des artisans de la contestation antichrétienne (John Toland Origines judaicae, 1709; Nazarenus, 1718; Anthony Collins Discourse of freethinking, 1713), une place importante dans l'histoire des théories relatives à l'imposture des religions qui caractérise l'émergence de la frühe Aufklärung.
Ex-libertin devenu militaire philosophe, pourfendeur invétéré de toutes les formes de superstitions, dont les Lettres juives dénoncent le foisonnement anarchique dans toute l'Europe, d'Argens livre par la même occasion, dans ce texte polymorphe aux allures de machine de guerre philosophique, un vibrant plaidoyer en faveur de la tolérance religieuse.